LES FILLES DE LA CAMPAGNE - EDNA O'BRIEN
C’est le premier livre d’Edna O’Brien publié en 1960 ; un pavé dans la mare de l’Irlande catholique , moralisatrice, intransigeante pour tout ce qui concerne les mœurs et le sexe, surtout quand il s’agit des femmes.
Kate et Baba sont deux amies toutes deux issues d’un village plein de tourbe, d’humides pâturages et d’ennui. Kate vient d’un milieu modeste. Elle perd sa mère tendrement admirée dès son adolescence et se retrouve seule avec un père alcoolique : une charge plus qu’un soutien. Le père de Baba est vétérinaire et sa famille jouit d’une certaine aisance. Baba ne peut se passer de l’amitié de Kate sur laquelle elle exerce cependant une domination parfois cruelle. Elles vont poursuivre leurs études comme pensionnaires dans un austère couvent. Rapidement Baba l’insolente, ne supportant pas la discipline imposée, fait scandale, entraînant Kate dans son fracassant renvoi.
Elles s’échappent vers Dublin, lieu fantasmé de tous les possibles. Elles ont leur jeunesse, une candide fraîcheur pour Kate et une audace frondeuse pour Baba.… elles vivent de petits boulots, logent dans une pension et partent à la conquête de la gente masculine, espérant rencontrer quelques compagnons susceptibles de les sortir agréablement de leur quotidien un peu morne en attendant le « bon parti », celui qui leur ouvrira un avenir radieux ! . Même si leurs espoirs sont le plus souvent déçus, leur rêve reste intact ; elles dépensent leur maigre salaire en toilette et maquillage, toujours prêtes à conquérir le monde..
Kate fait la connaissance d’Eugène Gaillard, substitut de père, (il est beaucoup plus âgé qu’elle). Avec lui elle va vivre un bonheur accompli jusqu’à ce que le romantisme exacerbé de Kate s’affronte à l’autorité ombrageuse d’Eugène qui supporte de plus en plus mal ses larmes et ses états émotifs à répétition. Baba, elle, va épouser un homme frustre, vraie caricature du parvenu pour qui l’argent compense le manque d’éducation, mais Baba s’accommode de cet homme qui lui permet une vie luxueuse et ferme les yeux sur ses écarts de conduite. Les deux amies continuent à se voir de temps en temps mais leurs chemins ne vont pas dans la même direction.
Ce roman captivant, très réaliste nous fait suivre l’itinéraire de deux femmes que tout oppose. L’une, idéaliste, en recherche de l’Amour absolu ne récoltera en fin de compte que frustration ; l’autre, intrépide, fougueuse et volontiers irrévérencieuse n’a que l’argent pour ambition et mettra toute son énergie à atteindre son but , mais pour les deux, les espoirs de jeunesse s’évaporent avec le temps ; après les folles entreprises pour se « caser » comme il faut, l’âge de la maturité apporte son lot de désillusions.
C’est un livre qui nous interpelle en tant que femmes, car il parle sans tabou de la sexualité féminine, ce qui était honteux à l’époque surtout pour des « filles de la campagne ». Il nous dit aussi combien il est difficile pour des jeunes filles, dans cette société misogyne refermée sur ses traditions, de se libérer de ce carcan moral et religieux et prendre sa vie en main. Les deux personnages nous sont proches dans leur quête respective d’émancipation, quête plus éprouvante pour Kate car il y une vraie dissonance entre son rêve et sa réalité.
L’écriture fluide de ce livre nous emporte dans un mouvement romanesque qui court sans faiblir sur plusieurs années. Edna O’Brien maîtrise aussi bien la forme que le fond. Il y a de belles impressions poétiques sur la nature sauvage de l’Irlande, sur les fleurs et les paysages chers à l’auteur. C’est souvent le point de vue de Kate que l’on partage mais c’est parfois Baba qui nous parle avec son « foutu » franc parler ; cela donne quelques pages savoureuses, car Baba a le sens de l’humour et la métaphore d’une drôlerie irrésistible!…
Un livre fort et dense et finalement pas si décalé que cela dans le temps.
PS : « Les filles de la campagne » a fait scandale à sa sortie. Il fut interdit en Irlande et même brûlé ! Edna O’Brien a quitté (ou fui) sa terre natale pour Londres.
Annie du B.