Le Sermon sur la chute de Rome de Jérôme FERRARI
Ce livre a déjà suscité beaucoup de commentaires lors de sa parution puis, plus récemment, à l’occasion de son « couronnement » par le prix Goncourt. Mais on peut en parler encore, ne serait-ce que pour inviter à sa lecture si ce n’est déjà fait.
Il s’ouvre sur de très belles pages dans lesquelles Marcel contemple une photo qu’il a regardée toute sa vie et dont il est absent. Le ton du livre est contenu dans cette superbe introduction qui déjà nous fait pressentir que la vie n’est pas un chemin facile.
Le petit fils de Marcel, Matthieu Antonetti passe ses vacances en Corse où il retrouve depuis toujours « au village » son ami Libero, natif de l’île, compagnon des jeux de l’enfance. Plus tard, ils se retrouveront tous deux en année de licence à Paris pour poursuivre leurs études de philosophie : Libero choisit Saint Augustin comme sujet de mémoire tandis que Matthieu se consacre à Leibniz mais l’un et l’autre se sentent mal adaptés à ce monde étudiant si empli de lui–même, si marqué par la suffisance « des cuistres et philistins » de la métaphysique. Entraînant Matthieu dans sa décision, Libero choisit brusquement de tourner le dos à l’avenir qui l’attend pour reprendre dans l’île la gérance d’un bar du village en successifs déboires depuis quelques années. Ils se savent incompétents pour ce genre d’entreprise mais ont foi en leur énergie, leur volonté et Libero parle « de l’avenir en visionnaire ». Armés de leurs bons sentiments, de leur désir de fraternité, les deux jeunes s’investissent, embauchent, décident… persuadés que leur ardeur, leur honnêteté, leur générosité de coeur assureront la réussite de leur projet. Les débuts sont heureux, le bar devient un lieu de rassemblement, de convivialité pour les gens du pays et les touristes, mais la ligne droite qui semble toute tracée prend rapidement de drôles de chemins dans lesquels les deux amis s’enlisent, révélant la dureté, la violences des hommes ; les illusions vont se frotter à une réalité nettement plus sombre que prévu, les enthousiasmes vont perdre de leur fraîcheur et le dénouement aura le goût du drame. Libero et Matthieu seront les artisans de ce naufrage, sans doute trop présomptueux, trop peu vigilants, ou trop faibles pour redresser le cours des choses et tenir le cap de leurs ambitions premières.
On peut lire ce livre comme une fable dont la chute en forme de morale est une rude leçon de réalisme. L’auteur par ce récit semble demander à Matthieu et Libero : « Qu’avez-vous fait de vos rêves ? » « Qu’avez-vous fait de votre vie ? ».
Ce livre nous dit qu’il y a de la vanité à penser qu’il suffit de vouloir faire le bien pour le faire, que l’homme ne doit pas chercher à se prendre pour un Dieu, que sa fragilité, sa modeste humanité et ses aveuglements rendent ses oeuvres périssables, car « le démiurge n’est pas un Dieu ».
Matthieu et Libero ne sont pas les seuls personnages de ce livre fort. Ils sont entourés de nombreux autres dont on suit certains d’un peu plus près : c’est le cas de Marcel, grand-père partial (il est sans affection pour Matthieu), meurtri par tous ses manques, d’Aurélie, sœur de Matthieu, profonde et sincère qui choisit de se mettre en marge de ses proches tout en préservant le lien avec eux (très beau passage sur la filiation), de Judith discrète et fidèle… puis, il y a la Corse, microcosme marqué par ses particularismes sociaux et culturels et d’autres lieux, d’autres époques où l’auteur nous mène.
Et Saint-Augustin dans tout cela ? ; il est là comme une ombre, surplombant le récit de son lointain IVe siècle, comme penché sur ce « petit monde », l’avertissant de ses sévères sentences qui introduisent les chapitres : «Toi, vois ce que tu es. Car nécessairement vient le feu », « Ce que l’homme fait, l’homme le détruit », « Car Dieu n’a fait pour toi qu’un monde périssable »…Le livre se referme sur une évocation de Saint-Augustin exhortant les chrétiens de Rome, effrayés par l’anéantissement de leur civilisation à garder l’espérance en leur Dieu. Celle-ci prend symboliquement sens dans le sourire d’une femme qui vient éclairer les derniers instants de l’évêque d’Hippone.
Pour mener ce récit Jérôme Ferrari écrit dans un style, ample, puissant, laissant ses longues phrases se dérouler comme pour mieux fouiller la complexité des hommes et des cœurs. Il y a du lyrisme dans son écriture, lyrisme que peut côtoyer une franche trivialité dans certaines « scènes » se déroulant dans le bar.
Un livre qui impressionne donc et alimente la réflexion. Au travers de cette expérience d’hommes il « nous » interpelle en nous rappelant que les hommes « n’ont pas le pouvoir de bâtir des choses éternelles ».
Annie du B