Le maître de Colm TOIBIN
Il faut croire que Colm Toïbin a beaucoup aimé l’œuvre d’Henry James pour lui rendre dans « Le Maître » un si bel hommage. Ce n’est pas une biographie qu’il nous propose mais une évocation, inspirée par l’œuvre de James elle-même (romans et nouvelles) et les nombreux ouvrages écrits sur cet auteur et sa famille..
Colm Toibin trace le « portrait » d’ Henri James au travers de 11 séquences qui couvrent 4 années de sa vie (de 1895 à 1899). Le livre s’ouvre sur l’échec cuisant de « Guy Domville » la pièce qu’Henry James vient d’écrire pour le théâtre. Echec d’autant plus cruel pour lui que dans le même temps, Oscar Wilde triomphe avec sa dernière création.
Par périodes successives nous faisons connaissance avec un auteur absorbé par son œuvre en devenir. Il appartient à une société oisive, aisée, cultivant l’art de vivre avec un naturel sans ostentation. Peu préoccupé par les contraintes matérielles, tout ce beau monde, voyage dans les villes à la mode (Venise, Rome, Florence, Londres), parle intelligemment des dernières expositions, des nouvelles « créations », commente les derniers scandales, organise des réceptions où l’on se reçoit élégamment. Henry James tout en étant pris dans ce cercle de relations, se tient toujours à une certaine distance, en position d’observateur, car cette société est pour lui le terreau sur lequel il construit son œuvre. Il est à la fois dedans et dehors.
Dedans car il reçoit chez lui, dans ses différents lieux de vie : Londres d’abord qu’il quittera bientôt pour la campagne qui lui offre un environnement plus propice à l’écriture. Il accepte aussi de fréquentes invitations chez ses cousines ou quelques ami(e)s. Il entretient avec les femmes des rapports ambivalents : il sait se faire apprécier d’elles et leur témoigne en retour une réelle affection mais jamais ne permet que ces relations s’approfondissent dans le domaine amoureux. Dehors, car il reste un homme solitaire, qui se protège de lui et des autres, parce que tout entier consacré à la création littéraire ; le monde qui l’entoure, il le scrute, l’analyse, y puise la matière de ses livres et cela avec parfois un manque de scrupule dont il est conscient mais qui est le prix de la création.
Au cours de ces quatre années, Colm Toibin nous fait donc vivre en grande proximité avec Henri James et évoque aussi certains de ses souvenirs familiaux plus marquants : ses relations parfois un peu « absentes » avec son père et ses frères, ses rapports pleins de compassion pour sa jeune sœur Alice, son admiration pour sa cousine Minny Temple. Il rappelle aussi le beau mais triste souvenir de son amie Constance. Avec tous ces personnages, Henri James semble avoir des liens affectifs forts mais dans les moments où il lui faudrait les manifester concrètement, il s’éloigne, faisant preuve d’une étonnante lâcheté et d’égoïsme, quitte à cultiver des regrets à posteriori.
Ce livre est le brillant portrait d’un homme de talent, tourmenté par la création littéraire, sa seule passion mais aussi d’un homme «ordinaire », obligé de faire face à des situations de la vie qui souvent le mettent dans l’embarras : il faut voir par exemple James essayant de cacher à ses invités les défaillances un peu titubantes des Smith, ses domestiques, ou achetant en cachette un tableau que Lady Wolseley sa « conseillère en décoration » et néanmoins amie a jugé peu digne d’intérêt. Tout cela conté avec un humour d’une grande finesse.
La grande force de Colm Toibin, outre le travail d’imagination qu’il réalise autour d’un auteur connu, c’est de le faire dans un style que n’aurait sans doute pas désavoué Henry James. Son écriture est en effet pleine d’ élégance et d’un subtil raffinement !. Il y a comme cela des auteurs capables de faire « vibrer » la richesse d’une langue (merci à la traductrice Anna Gibson) et de nous procurer de vrais bonheurs de lecture.
Enfin on peut supposer que par ce livre, Colm Toïbin nous incite, si ce n’est déjà fait, à aller découvrir l’œuvre de celui qui lui a donné une si belle inspiration.
Annie du B